Le Prince Albert 1er, un précurseur des Sciences marines

Les premières années

Albert Honoré Charles Grimaldi naît à Paris, le 13 novembre 1848. De bonne heure, il commence à voyager avec ses parents, le Prince Charles III et la Princesse Antoinette-Ghislaine, ou avec son précepteur. Outre les déplacements entre Paris et Monaco, il visite diverses régions françaises ainsi que les pays voisins : Belgique, Allemagne, Suisse, Espagne, Italie. Le château familial de Marchais, dans le département de l’Aisne, est entouré de vastes étendues boisées ou parsemées d’étangs ; le jeune Prince les parcourt sans relâche et acquiert ainsi l’habitude des exercices physiques, marche et équitation. Par la pratique de la pêche et de la chasse, il développe ses dons d’observateur-né de la Nature ; il apprend à distinguer les espèces aussi bien végétales qu’animales et à reconnaître les relations du monde vivant avec l’environnement.

Le Prince Albert manifeste aussi, dès l’adolescence, une attirance passionnée pour la mer, peut-être suscitée par ses sorties avec les marins et pêcheurs monégasques ou bien par la lecture de relations de voyages et d’expéditions polaires.

Après ses études secondaires, au Collège Stanislas de Paris puis à La Chapelle Saint-Mesmin près d’Orléans, il obtient l’accord de son père pour devenir officier de marine. Sa formation initiale est confiée à un officier de la Marine impériale française, le lieutenant de vaisseau Florent Anthouard, en 1865-1866 à Lorient. Le printemps suivant, la Reine Isabelle II l’accueille en qualité d’enseigne de vaisseau dans la marine espagnole où il va passer deux années. Quelques mois sur les côtes ibériques de l’Atlantique sont suivis de navigations et de séjours à Cuba et Porto Rico. Avant de regagner l’Europe, il entreprend un long périple aux États-Unis. De retour à Monaco, il achète un petit cotre, l’Isabelle II, avec lequel il navigue non seulement dans les parages de la Principauté mais depuis les côtes de Toscane jusqu’au littoral catalan.

Le 21 septembre 1869, le Prince Albert épouse Lady Mary Victoria Douglas-Hamilton. De cette union naîtra son fils unique et successeur, le Prince Louis II.

 

Le Prince et l'océanographie

Lorsque la guerre franco-prussienne éclate, le Prince se met à la disposition de la Marine française où le grade de lieutenant de vaisseau lui avait été conféré par Napoléon III. A la chute de l’Empire, il regagne Monaco ; il reprend ses voyages terrestres et ses navigations à bord de l’Isabelle II, remplacée à l’automne 1873 par une goélette, construite onze ans plus tôt à Gosport par les chantiers Camper & Nicholson. Il rebaptise Hirondelle ce magnifique voilier de 32 mètres de longueur et d’un déplacement de 200 tonnes. Il sillonne la Méditerranée occidentale (1876 et 1877), l’Atlantique jusqu’aux archipels des Canaries, de Madère et des Açores (1879) et les eaux des îles Britanniques et de l’Islande (1882). Ces voyages sont destinés à parfaire son expérience d’officier de marine, car il juge que sa situation de Prince héréditaire ne le dispense pas d’acquérir un métier.

Dans l’intervalle des croisières, le Prince Albert parcourt la plupart des pays européens. Ses notes témoignent de son attention et de son discernement : elles ne se limitent pas au pittoresque des paysages et à l’intérêt des monuments. Elles abondent en remarques sur les données économiques, ethnographiques et géopolitiques. Les connaissances linguistiques du Prince ne cessent de s’étoffer. Ses publications littéraires, en particulier son ouvrage autobiographique, La carrière d’un navigateur, attestent de sa parfaite maîtrise de la langue française ; il a des connaissances approfondies de l’anglais, de l’allemand, de l’espagnol et de l’italien ainsi que des notions de portugais. Grâce à ses séjours à Tanger et en Algérie, ses randonnées en Tunisie et dans le Rif, il possède des rudiments d’arabe.

 

Les débuts scientifiques

Le Prince met aussi à profit ses voyages pour visiter les musées, pour rencontrer des universitaires et des membres de sociétés savantes. Lorsqu’il réside à Paris, il fréquente les milieux scientifiques : Sorbonne, Faculté de médecine, Muséum d’histoire naturelle, où il est introduit par son ami d’enfance, le docteur Paul Regnard. Les publications de Charles Darwin, les travaux de Claude Bernard, les découvertes de Louis Pasteur non seulement entretiennent des discussions passionnées parmi les spécialistes, mais elles suscitent d’immenses espoirs pour les esprits attentifs et éclairés. Les progrès scientifiques et techniques ne peuvent manquer d’apporter davantage de justice et de mieux-être pour l’Humanité. Ils devraient aussi donner sinon « la » réponse, du moins des réponses, à la question primordiale de l’origine de la Vie. Tous ces débats, toutes ces recherches ont une résonance profonde dans l’esprit du Prince Albert.

Au cours de quatre étés, une "commission des dragages sous-marins" entreprend des travaux à bord de bâtiments de la Marine nationale française : le Travailleur, en 1880, 1881 et 1882, puis le Talisman, en 1883, jusqu’à la mer des Sargasses. Peu après la dernière campagne, une exposition organisée au Muséum pour présenter les résultats obtient un immense succès. L’intérêt que prend le Prince Albert à cette exposition, les encouragements que lui prodigue le professeur Alphonse Milne-Edwards, chef de ces missions, entraînent sa décision. Il va se consacrer à l’océanographie, animé par son expérience de marin et son attrait pour la science.

 

Les campagnes océanographiques

Dès l’été de 1884, il décide de faire des récoltes en surface au cours du trajet de Lorient jusqu’à la mer Baltique. Le naufrage de l’Hirondelle survenu entre Danemark et Suède cause la perte d’une partie des échantillons ; de ce fait, la campagne ne sera considérée que comme un essai, un « prélude » aux campagnes océanographiques qui vont se succéder dès l’année suivante.

Les opérations accomplies à bord de l’Hirondelle ont pour objectif l’étude du mouvement des masses d’eaux superficielles dans l’Atlantique Nord, par la mise à l’eau de près de 1700 flotteurs entre 1885 et 1887. En outre, des appareils, de plus en plus nombreux, diversifiés et perfectionnés, permettent la récolte des animaux, depuis la surface jusqu’à des profondeurs proches de 3000 mètres, en particulier dans la région des Açores.

Les activités scientifiques de l’Hirondelle prennent fin en 1888. Ses dimensions deviennent insuffisantes pour une quantité croissante d’engins. L’absence de moteur auxiliaire limite le nombre et la profondeur des opérations souhaitées, quels que soient le dévouement et la robustesse de la quinzaine de matelots embarqués. Par ailleurs, le Prince Albert désire participer activement à l’Exposition universelle de 1889 ainsi qu’à plusieurs des nombreux congrès organisés à Paris à cette occasion. La moitié du Pavillon de Monaco est réservée à la présentation des animaux récoltés et du matériel employé, complétée et illustrée par des photographies, des maquettes, des cartes. L’intérêt ne faiblit pas durant toute la durée de l’Exposition, aussi bien de la part des savants que du grand public.

Le 10 septembre 1889, le Prince Charles III meurt ; son fils unique devient le Prince Albert Ier. Il doit concilier désormais ses responsabilités de Prince Souverain et ses travaux scientifiques auxquels il demeure toujours aussi attaché . Il commande aux chantiers Green de Blackwall près de Londres, un trois-mâts spécialement conçu pour les opérations océanographiques. D’une longueur de 53 mètres et d’un déplacement de 650 tonnes, il est équipé d’une machine auxiliaire d’une puissance de 350 chevaux. Selon une démarche qui lui est coutumière, le Prince tient à ce que les progrès les plus récents de la technique y soient appliqués : éclairage électrique, distillateur d’eau de mer, chambres froides, machine à sonder mue par la vapeur. Les trois laboratoires sont équipés de tables à roulis, de tables éclairantes et disposent d’une distribution d’eau distillée et d’eau de mer. Le navire est lancé le 12 février 1891 et nommé par le Prince Albert Princesse-Alice, en l’honneur de sa seconde épouse, la duchesse de Richelieu née Alice Heine. Sept campagnes sont effectuées avec ce yacht de 1891 à 1897, en Méditerranée mais surtout dans l’Atlantique tempéré près des Açores.

Le harponnage d’un cachalot par des baleiniers de cet archipel, en juillet 1895, permet au Prince de recueillir des fragments de Céphalopodes jusque-là inconnus, ingurgités peu auparavant par le Cétacé. Ces circonstances conduisent le Prince à s’équiper pour la chasse aux Mammifères marins ; il devient ainsi possible d’en étudier l’anatomie, la parasitologie et, par l’examen de leurs contenus stomacaux, d’obtenir des animaux trop rapides pour être rapportés par les filets et autres engins habituels.

Pour mener à bien des recherches de plus en plus diversifiées, à des profondeurs toujours accrues, le Prince Albert commande un nouveau yacht aux chantiers Laird de Birkenhead près de Liverpool. D’une longueur de 73 mètres et d’un déplacement de 1400 tonnes, sa machine d’une puissance de 1000 chevaux lui permet d’atteindre une vitesse de 13 nœuds. Lancé le 27 novembre 1897, il reçoit le même nom que le précédent yacht : Princesse-Alice. Construction, aménagement et équipement sont réussis en tous points et permettent douze campagnes extrêmement fructueuses, entre 1898 et 1910. Quatre d’entre elles se déroulent jusqu’au Spitzberg. Durant l’été 1901 ont lieu les opérations les plus méridionales accomplies par le Prince, à mi-distance des îles du Cap-Vert et de l’Équateur. La station la plus profonde est effectuée par 6035 mètres de profondeur et permet la capture d’un Poisson et de plusieurs Invertébrés. Parmi les scientifiques embarqués figurent deux physiologistes français, Charles Richet et Paul Portier ; ils commencent alors les expériences qui les conduiront, quelques mois plus tard, à la découverte du phénomène de l’anaphylaxie, clé des réactions allergiques.

Les navigations lointaines et parfois difficiles de la seconde Princesse-Alice obligent, une fois encore, le Prince à commander un nouveau yacht aux Forges et chantiers de la Méditerranée, à La Seyne près de Toulon. Encore plus grand (82 mètres de longueur et 1600 tonnes de déplacement), encore plus puissant (deux machines de 2200 chevaux), le navire est équipé de deux hélices et doté de la télégraphie sans fil. Lancé le 6 février 1911, il reçoit le nom de la petite goélette des débuts : Hirondelle. La première Guerre mondiale met un terme à ses activités scientifiques, après cinq campagnes seulement.

 

Le bilan des campagnes

C’est donc, au total, vingt-huit campagnes océanographiques que le Prince Albert Ier a organisées et dirigées, entre 1885 et 1915. Entreprises pendant la période estivale, leur durée varie de sept à quatorze semaines, selon les années. En outre, à partir de 1894, le Prince met à profit son séjour à Monaco durant l’hiver et le printemps, pour effectuer un certain nombre d’opérations entre le continent et la Corse. C’est alors, en général, que sont expérimentés de nouveaux engins et mises au point de nouvelles méthodes.

Les responsabilités du Prince durant les campagnes sont clairement établies. Tout d’abord, il assume le commandement du yacht. Pour la navigation, à bord de l’Hirondelle il est secondé par un maître d’équipage, Jean-Auguste Le Gréné ; sur les trois autres navires, il est assisté par un commandant en second : un Britannique, le capitaine Henry Charlwood Carr, puis un Français, le commandant Georges d’Arodes de Peyriague. A partir de 1902, un jeune officier français, l’enseigne de vaisseau Charles Sauerwein remplacé en 1906 par le lieutenant de vaisseau Henry Bourée, complète l’état-major maritime.

Pour les questions scientifiques, c’est le Prince qui, seul, décide du lieu et du programme des recherches. Certaines sont en relation avec la spécialité d’un scientifique invité pour la campagne. Ainsi la météorologie marine fait l’objet de nombreuses opérations de 1904 à 1907, sous la responsabilité d’Hugo Hergesell. Parfois, le choix du Prince est guidé par un problème d’actualité. C’est le cas en 1903 quand, pour tenter de remédier à la crise sardinière qui affecte le littoral atlantique français, le Prince et ses collaborateurs procèdent à une étude détaillée des facteurs biologiques et physico-chimiques du golfe de Gascogne.

Mais les travaux à bord relèvent surtout de deux types d’opérations. Tout d’abord, la récolte des animaux est effectuée, jusqu’à des profondeurs parfois supérieures à 6000 mètres, avec une attention particulière portée à l’existence et à l’abondance de la faune vivant en pleine eau, dans les niveaux intermédiaires entre la surface et le fond. Cette faune bathypélagique suscite en effet à l’époque de vives discussions. Les prélèvements biologiques sont complétés par l’étude des caractéristiques du milieu où vivent ces organismes : température, salinité, circulation des masses d’eau.

La bonne marche des travaux scientifiques est confiée au baron Jules de Guerne puis au docteur Jules Richard qui, recruté en 1887, participe à toutes les campagnes à partir de l’été suivant. Des savants, dont le nombre varie de un à quatre, sont invités à prendre part aux travaux : outre les physiologistes Charles Richet et Paul Portier déjà cités, le biochimiste Gabriel Bertrand, l’océanographe Julien Thoulet, les zoologistes Louis Joubin et Louis-Eugène Bouvier, l’algologue Louis Gain, le planctonologiste allemand Karl Brandt, deux Écossais, le physicien John Young Buchanan et l’explorateur polaire William Speirs Bruce, le météorologiste allemand Hugo Hergesell. Un médecin, le plus souvent un jeune interne sur le point de soutenir sa thèse, est présent à bord. A partir de 1888, un artiste est embarqué, dont la tâche principale consiste à noter la couleur des organismes dès leur sortie de l’eau, avant que les nuances d’origine s’altèrent. Quatre d’entre eux sont français : Marius Borrel, Jeanne Le Roux, Charles Boutet de Monvel et Louis Tinayre, un italien, le comte Witold Lovatelli Colombo et un écossais, William Smith. Enfin, l’équipage comprend un ou plusieurs maîtres d’équipage, des matelots, des chauffeurs, un opérateur radio après l’installation de la TSF, un garçon de laboratoire et du personnel de service.

Ce sont, au total, 3698 stations qui seront effectuées sous la direction et le contrôle permanent du Prince Albert. Une station regroupe une série d’opérations plus ou moins nombreuses et complexes. Après avoir établi avec précision la position géographique du navire, la profondeur est déterminée grâce à un sondeur qui, le plus souvent, remonte un échantillon du substrat dont il est ainsi possible de connaître la nature. Des prises d’eau destinées aux analyses et des mesures de température sont en général faites en surface et à diverses profondeurs. Un appareil est alors immergé qui, selon les recherches prévues, est un filet planctonique, une drague, un chalut, une nasse, un palangre, un trémail ou une barre à fauberts.

Les animaux prélevés font l’objet d’un premier tri dès leur récolte. Une fois la campagne terminée, ils sont classés selon les groupes zoologiques puis confiés aux meilleurs spécialistes, français et étrangers, pour un examen définitif. En effet, à la différence de son ami le roi D. Carlos de Portugal, autre « souverain océanographe », le Prince Albert estime ne disposer ni du temps ni de la compétence requis pour procéder à l’identification des animaux parmi lesquels figurent souvent de nouvelles espèces, voire de nouveaux genres. Mais il témoigne d’un intérêt soutenu pour ces travaux qui font l’objet de notes préliminaires dans des revues spécialisées. Pour les monographies de synthèse, il crée une série sous le titre explicite de Résultats des campagnes scientifiques, accomplies sur son yacht par Albert Ier, Prince Souverain de Monaco. Le premier des cent dix fascicules paraît en 1889. Le texte est composé et imprimé à Monaco sur un papier vergé aux armes et au monogramme du Prince. Pour les planches, les dessins des savants sont associés aux notes de couleur des artistes embarqués ; le tirage est confié aux meilleurs lithographes de l’époque. Le soin apporté à toutes les étapes de la publication sous la surveillance constante du Prince permet de réunir rigueur scientifique et qualité esthétique dans cette série et d’établir son renom durable.

 

Les inventions scientifiques

La contribution du Prince Albert au progrès de l’océanographie ne se situe donc pas dans des études de systématique mais dans trois domaines bien précis. La fiabilité et l’abondance des prélèvements et des données dépendent de la qualité des instruments employés. Dès le début de ses campagnes, il attache la plus grande importance à cette question. Fasciné par les inventions telles que le cinématographe, la photographie en couleurs et l’aéronautique, il tient à appliquer à l’instrumentation océanographique nouveaux procédés et nouveaux matériaux, sans négliger pour autant les techniques éprouvées et utilisées de longue date. Il invente ou perfectionne de nombreux engins : flotteurs mis à l’eau par l’Hirondelle, chalut de surface, filet à gouvernail, filet à rideau, sondeur à clef, machine à sonder, nasses triédriques et hexagonales. Ses collaborateurs font preuve d’autant d’esprit inventif. Jules Richard crée une bouteille de prélèvement d’eau, un petit filet pour la récolte du plancton pendant que le navire poursuit sa route, un filet à large ouverture pour les pêches verticales de faune bathypélagique. Le « sondeur à drague » est conçu par l’ingénieur Maurice Léger.

 

La cartographie des océans

La cartographie constitue le deuxième domaine qui a bénéficié des initiatives du Prince Albert. Pour l’Exposition universelle de Paris en 1889, il fait exécuter une immense carte où sont tracés les itinéraires suivis pendant les quatre campagnes de l’Hirondelle ainsi que le déplacement des masses d’eau de l’Atlantique tel qu’il a été établi à partir du parcours des flotteurs récupérés. Trois ans plus tard, ce schéma de la circulation océanique fait l’objet d’une carte détaillée, présentée à l’Académie des sciences de Paris puis au congrès annuel de l’Association britannique pour l’avancement des sciences à Édimbourg.

Les quatre campagnes au Spitzberg donnent lieu à la publication de toute une série de cartes : hydrographie de la baie Red à la suite des relevés du lieutenant de vaisseau Guissez ; topographie de la partie Nord-Ouest de la principale île ainsi que du Prince Charles Foreland, explorés par la mission norvégienne de Gunnar Isachsen et la mission écossaise de William Bruce.

La contribution majeure du Prince est, sans conteste, la Carte générale bathymétrique des océans. A la suite d’une décision prise au Congrès international de géographie de Berlin en 1899, une réunion d’experts se tient à Wiesbaden quatre ans plus tard. Les propositions du professeur Julien Thoulet pour les principales caractéristiques de cette carte : échelle, projection, bathymétrie, y sont examinées et adoptées. Les vingt-quatre feuilles sortent des presses au printemps 1905, tous les frais de dessin et d’impression pris en charge par le Prince Albert qui continue de patronner et de financer la deuxième édition, publiée à partir de 1912.

 

La sensibilisation du public : le Musée océanographique

Le bilan des entreprises océanographiques de Prince a été d’une importance toute particulière dans un troisième domaine : contribuer à une meilleure connaissance, donc une meilleure compréhension, du rôle joué par le milieu marin dans un grand nombre d’activités humaines. Présenter les résultats de ses campagnes et les moyens utilisés pour les obtenir a été l’une des solutions retenues par le Prince à cette fin. Avant même l’Exposition universelle de Paris en 1889, il avait pris part à l’Exposition d’Anvers en 1885. Par la suite, il participe aux Expositions universelles ou thématiques (maritime, pêche) de Bruxelles (1897 et 1910), Paris (1900), Saint-Pétersbourg (1902), Saint-Louis (1904), Marseille et Milan (1906), Bordeaux (1907), Bergen (1910) et Vercelli (1913).

C’est à la fois pour conserver et présenter ses collections de spécimens et d’instruments, et pour sensibiliser le plus large public possible que le Prince décide de créer à Monaco le Musée océanographique. La construction de l’édifice commence dès l’adjudication des travaux en 1898. Les cérémonies de pose de la « première pierre », l’année suivante, et d’inauguration, en 1910, revêtent une solennité destinée à souligner l’importance du rôle assigné à cette institution.

Les résultats des campagnes sont, tout naturellement, présentés à la communauté scientifique par des exposés à des sociétés savantes, en particulier l’Académie des sciences de Paris, ainsi qu’à des congrès nationaux et internationaux. Mais le Prince tient aussi à informer des auditoires plus vastes. Dès sa première campagne, il prononce une conférence pour la Société de géographie de Paris. Ce type de sociétés connaît alors son âge d’or et c’est le plus souvent à leurs membres que le Prince s’adresse : à Londres (1898), Laon (1899), Marseille (1904), Édimbourg, Glasgow et Munich (1907), Rome et Bruxelles (1910), Madrid et Vienne (1912), New York (1913) et Washington (1913 et 1921). Si les souverains et chefs d’État honorent de leur présence ces conférences, le Prince tient aussi à témoigner son intérêt pour les « Universités populaires » ; à trois reprises, il vient entretenir les membres de la Coopération des idées, au faubourg Saint-Antoine de Paris. Lorsqu’il décide de créer un Institut océanographique, destiné à prolonger et structurer les cours et conférences qu’il organise à Paris à partir de 1903, il prévoit que le nouvel établissement, inauguré en 1911, doit dispenser un enseignement à deux niveaux : universitaire et « populaire ».

Toujours dans l’espoir d’amplifier la portée des études océanographiques et de favoriser la coopération internationale, le Prince Albert accepte la présidence de deux commissions créées au Congrès de géographie de Genève (1908). La Commission de l’Atlantique ne survit pas à la première Guerre mondiale. La Commission de la Méditerranée est définitivement organisée à Madrid en 1919 et n’a pas cessé de poursuivre ses activités, avec le concours de Monaco et de ses Princes.

Les responsabilités assumées, les résultats obtenus prouvent à l’évidence que le Prince Albert ne s’est pas soucié d’être un Mécène ou bien un yachtsman pratiquant en amateur une « océanographie de loisir ». Ses contemporains en ont parfaitement conscience : Académies et sociétés savantes l’ont appelé à siéger parmi leurs membres et lui ont attribué leurs distinctions les plus prestigieuses, tant en Europe qu’en Amérique. C’est à Washington, au printemps 1921, qu’il a dressé lui-même le bilan de son œuvre scientifique dans son Discours sur l’Océan, avant de recevoir la médaille Agassiz, décernée par la National Academy of Sciences.

 

L'Anthropologie

L’océanographie n’est pas le seul domaine scientifique auquel le Prince Albert s’est intéressé. Comme l’avait déjà fait son grand-père, le Prince Florestan, il pratique quelques fouilles dans les grottes de Baoussé-Roussé, à courte distance de la frontière franco-italienne, près du hameau de Grimaldi. Le travail est poursuivi par des spécialistes dont les découvertes justifient la création d’un Musée d’anthropologie préhistorique à Monaco. L’étude des cavernes du Nord-Ouest de l’Espagne, notamment à Altamira, bénéficie aussi du patronage princier. Les questions que posent l’origine de la vie, l’évolution des êtres organisés, la sélection naturelle, la lutte pour l’existence, passionnent le Prince ; pour favoriser les recherches liées à ces interrogations, il fonde à Paris l’Institut de paléontologie humaine.

 

Le Prince souverain

Les activités scientifiques du Prince Albert ne le détournent pas de ses responsabilités de Souverain. Administrer un territoire aussi exigu peut sembler tâche facile ; mais une grande vigilance s’impose pour faire vivre en harmonie une population où les nationaux sont quinze fois moins nombreux que les étrangers, d’origines et de cultures très diverses. Il convient de poursuivre l’essor de Monaco et de moderniser ses structures. Une première constitution est promulguée, codes et lois sont révisés. De nouveaux établissements scolaires, dont un lycée, ainsi qu’une bibliothèque publique sont créés. Un hôpital, doté des derniers perfectionnements, remplace l’ancien Hôtel-Dieu. Une usine d’incinération des déchets et un réseau de tout-à-l’égout sont mis en service. L’alimentation en eau potable est améliorée ; l’éclairage électrique et un réseau téléphonique sont installés. Pour diversifier l’économie, quelques industries sont implantées et le port bénéficie de travaux considérables. Un palais des beaux-arts est construit ; il accueille une exposition annuelle de peintures, sculptures et gravures ainsi que des représentations théâtrales et des conférences. Sous l’impulsion de Raoul Gunsbourg, l’Opéra acquiert une renommée mondiale.

Le souci de justice qui anime le Prince Albert se traduit, dans le domaine social, par le soutien qu’il accorde à la mutualité qu’il considère comme garante de la sécurité et de la promotion sociales pour les travailleurs. Un égal respect de la dignité humaine l’amène à intervenir avec énergie en faveur du capitaine Alfred Dreyfus.

 

Un homme de paix

Enfin, apôtre infatigable de la paix entre les individus et les nations, il préconise le règlement des conflits par l’arbitrage. Après avoir accueilli le onzième Congrès universel de la Paix, il crée à Monaco un Institut international de la Paix, préfiguration de la Société des nations, dont huit membres ont reçu ou recevront le prix Nobel de la Paix. Sans relâche, il s’efforce d’obtenir sinon une réconciliation, du moins un rapprochement entre la France et l’Allemagne. Le déroulement de la première Guerre mondiale lui inspire le réquisitoire qu’est son livre La guerre allemande et la conscience universelle. Alors qu’il avait fondé tant d’espoirs dans le progrès scientifique pour instaurer la justice sociale et l’entente internationale, le conflit est une épreuve à laquelle il ne survit pas longtemps. Il meurt à Paris le 26 juin 1922.

 

Jacqueline Carpine-Lancre - janvier 2004