D’un confinement à l’autre : la vision des chercheurs polaires sur le confinement actuel

Interview du Dr Céline Le Bohec, écologue, Chargée de Recherche CNRS au sein du Département de Biologie Polaire du CSM et à l’Institut Pluridisciplinaire Hubert Curien, Université de Strasbourg

Interview réalisée par Thierry Apparu

 

TA : Quelles similitudes y-a-t-il entre la forme de confinement que vous avez connue en Antarctique et ce que nous vivons aujourd’hui ?

CLB : Le confinement à clairement une connotation négative. On parle de confinement dans le cas d’un prisonnier dans sa cellule ou d’un malade dans sa chambre. On parle d’isoler ou d’enfermer quelqu’un, ou quelque chose d’ailleurs (par exemple, les particules radioactives), dans un espace restreint.

Nous vivons donc actuellement, avec cette pandémie, un exemple parfait de confinement.

Concernant l’Antarctique, plusieurs choses importantes sont à souligner concernant nos expéditions :

Déjà, lorsque nous partons et vivons en Antarctique, c’est de notre plein gré (et souvent avec enthousiasme débordant, car ces contrées éloignées restent, dans notre imaginaire, un endroit envoûtant, cristallin, et en grande partie inaccessible).

Quand nous partons en Antarctique, c’est également dans un but précis (science, logistique, etc.) avec des missions précises, pour une durée que nous connaissons (à quelques semaines près), et dans un espace généralement vaste : l’Antarctique, dont l’horizon est souvent sans limite, est d’une beauté à vous couper le souple. 

Donc forcément, le confinement que nous connaissons actuellement dans le cadre du covid-19 est bien évidemment très différent : il nous est imposé, beaucoup d’entre nous le vivent dans un petit appartement en ville, avec vue sur le mur du voisin, les raisons de ce confinement sont stressantes puisque le virus peut toucher chacun d’entre nous et nos proches, et, même si nous ne pouvons imaginer que la situation perdure sur une très longue période, ce confinement est finalement d’une durée indéterminée, et prolongé par nos gouvernements tous les 15 jours.

Par conséquent, je pense qu’il est difficile de comparer ces 2 situations. 

Maintenant, si on doit parler de similitudes, quand nous partons en missions en Antarctique, cette notion d’isolement par rapport au reste du monde prend du sens, du fait de l’éloignement physique et des moyens de communication réduits. Les moyens logistiques mis en œuvre pour s’y rendre, par le biais des instituts polaires nationaux, sont très lourds, pour faire face aux conditions météorologiques hostiles. Donc d’une certaine manière, on se retrouve physiquement isolé du reste du monde. Cela prend une ampleur encore un plus importante en hiver puisque qu’il n’y a plus de liaisons maritimes ou aériennes possibles pendant plus de 8 mois, entre mars et octobre.

Les conditions météorologiques en Antarctique et sur les îles subantarctiques, comme Crozet ou Kerguelen (TAAF), sont très souvent mauvaises, notamment en hiver. Les vents violents (jusqu'à 300 km/h l’hiver), les températures très basses, et les journées qui se réduisent à peau de chagrin en hiver, tous ces éléments font qu’il peut nous arriver de passer plusieurs jours/semaines confinés dans le ou les bâtiments de la station de recherche ou dans les camps et cabanes éloignés de la station. Ce confinement, avec quelques sorties de quelques minutes pour rejoindre un bâtiment qui se trouve par exemple à quelques mètres ou dizaines de mètres, dépasse rarement la dizaine de jours en ce qui concerne les stations de recherche sur les îles subantarctiques et sur la côte du continent Antarctique.

Donc dans ces conditions météorologiques hostiles, on comprend facilement le pourquoi du confinement en Antarctique, on voit en quelque sorte la menace, ce qui finalement est très différent de la situation actuelle, puisque les raisons du confinement liées au covid-19 sont en quelques sortes invisibles et abstraites, car elles ne se matérialisent que par des chiffres, des courbes d’infections et de mortalité sur nos écrans d’ordinateur et à la télévision. 

Cependant, il est intéressant de noter que cette notion de confinement est plus présente, persistante et oppressante pour les hivernants des stations établies au cœur du continent Antarctique lors des mois d’hiver (disons d’avril à septembre), car les températures sont telles que les sorties hors stations sont très rares et brèves, et de toutes les manières il fait nuit 24/24.

C’est d’ailleurs dans ce cadre du confinement que des études financées par l’Agence spatiale européenne (l’ESA) sont réalisées dans ce type de stations, comme la station de recherche franco-italienne de Concordia (Dôme C). Les conditions sur cette station sont finalement très similaires à celles que vivent les astronautes. C’est pourquoi les spécialistes de l’espace travaillent sur les aspects psychologiques de cet isolement, les conséquences à moyen/long terme sur l’organisme, notamment en termes de stress, des capacités cognitives et motrices, ou encore du système immunitaire ou autres paramètres physiologiques.

 

Est-ce que le confinement que nous connaissons en lien avec la pandémie est plus difficile à supporter selon vous ? Si oui pourquoi ?

Si vous me posez la question de façon personnelle, je vous répondrais que oui cette situation de confinement liée à la pandémie du covid-19 est beaucoup plus difficile à supporter, mais cela dépend des motivations qui vous poussent à aller travailler en Antarctique.

Certaines personnes, et c’est mon cas, partent travailler là-bas par passion, et le risque d’être bloquées dans les bâtiments (ou sur un bateau pour nous y rendre, comme le Marion Dufresne ou l’Astrolabe) pendant plusieurs jours/semaines du fait des conditions météo hostiles, font, je dirais, parties du charme et des aléas que nous avons anticipés avant la mission dans une certaine mesure. En effet, nous connaissons et intégrons ce risque dans nos protocoles de terrain qu’il faut ajuster en permanence en fonction des conditions météorologiques.

Ensuite, être bloqué dans la station de recherche n’est pas synonyme de rupture de lien social direct entre les personnes de la station. Au contraire, ces trêves météorologiques nous permettent de prendre le temps d’échanger un peu plus avec les autres, de mieux se connaître, de construire des projets ensemble, etc. Finalement, cela permet de renforcer la cohésion du groupe.

Il faut bien comprendre qu’en Antarctique, dans les stations de recherche, nous ne sommes jamais seuls, contrairement à ce que peuvent vivre actuellement certaines personnes du fait de cette situation de confinement. Je dirais que le problème est inversé en Antarctique : il est très difficile (voire souvent impossible, pour ce qui est des sorties à l’extérieur, pour des raisons de sécurité) d’être seul, et cette sorte de huis clos peut devenir parfois pesant/oppressant. L’hivernante actuelle du programme de l’Institut Polaire français Paul-Emile Victor, dont je suis responsable, travaille d’ailleurs sur ce sujet des interactions sociales au sein de groupes sociaux restreints et isolés du reste du monde dans le cadre de sa thèse en anthropologie/ethnographie.

Donc pour ma part, partant en Antarctique par passion, je dirais qu’être en Antarctique, voire confinée en Antarctique, n’est en aucun cas difficile.

En revanche le confinement actuel m’est bien plus difficile.

Maintenant, d’autres personnes peuvent partir travailler au sein des stations de recherche antarctiques avec une toute autre motivation, comme par exemple celle de l’argent. Si le travail, ou être dehors au contact des éléments et de la nature, ou s’intéresser et apprécier les interactions sociales en huis clos, ne sont pas des situations qui attirent ces personnes, alors cette notion de confinement et des effets oppressants associés, peuvent se révéler être assez similaires à ce que nous vivons aujourd’hui avec le covid-19. Pour ces personnes, l’éloignement d’avec ces proches, conjoint, famille et amis peut être difficile à supporter, sachant que les moyens de communication restent encore de nos jours assez limités dans la plupart des stations de recherche en Antarctique et en subantarctique.

 

Quels conseils donneriez-vous pour vivre cette période dans les meilleures conditions ?

Je pense, qu’il est important de garder une vie sociale active et quotidienne, en restant connecté au maximum, via e-mail, visio/téléphone, réseaux sociaux, etc. La communication, les échanges sur nos impressions, sur les connaissances de la situation, sur notre anxiété, etc. sont fondamentaux pour évacuer le stress que peut provoquer une telle situation de confinement.

Il faut essayer de prendre du temps pour soi et pour ses proches.

Selon les métiers, ce n’est pas quelque chose de simple, car avec le télétravail, la distanciation physique entre la maison et le travail n’existe plus. Or cette distance physique permet généralement d’opérer une coupure entre ces deux mondes : rentré chez soi, on prend alors du temps pour sa famille et pour soi. Il faut donc réussir à s’imposer une certaine routine quotidienne et hebdomadaire (cf les weekend).

Prendre du temps pour soi et ses proches, cela signifie par exemple pratiquer une activité physique (bénéfique pour le corps et la tête !), la médiation, bouquiner, jouer, cuisiner. J’aimerais m’arrêter sur ce point : les repas, la variabilité de notre régime alimentaire, sont élémentaires ! Notre alimentation joue un rôle fondamental sur notre santé physique mais pas seulement, elle joue un rôle clef sur notre moral, et cet élément a très souvent été observé dans les stations de recherche en Antarctique/Subantarctique : le moral de la mission est très sensiblement corrélé au plaisir des repas, et s’il y a des problèmes en cuisine au cours de l’hivernage, cela se ressent tout de suite sur le moral des gens et de la mission dans son ensemble. Par conséquent, un conseil que je peux donner, dans ce contexte de confinement et de routine quotidienne liée au confinement, est de prendre le temps de se préparer des bons petits plats et de tester de nouvelles recettes, ça jouera forcément sur votre moral.

 

Dernière question, quel est l’objectif principal des travaux que vous menez au sein du Département de Biologie Polaire du CSM ?

L'objectif principal des recherches que nous menons au sein du département de Biologie Polaire est d’évaluer l’état de santé des écosystèmes polaires. Pour cela, nous mettons en place des suivis sur le long-terme, électronique et télémétrique, à terre et en mer, de manchots, qui sont des espèces que l’on appelle bio-indicatrices, sentinelles de ces régions touchées de plein fouet par le dérèglement climatique, et autres pressions anthropiques (par exemple pollution - contaminants et microplastiques, surexploitation des ressources marines).

Chaque année, nous faisons partir 8 hivernants (2 en biologie, 3 en électronique et 3 en informatique) et 6 estivants sur le terrain. Si le séjour des estivants est relativement court (environ 3 mois), il peut durer jusqu’à 14 mois pour les hivernants ! Nos zones d’étude sont la Terre Adélie et la Terre de la Reine Maud sur le continent Antarctique ainsi que les archipels de Crozet et de Kerguelen. Ces missions sont possibles grâce au soutien logistique et financier des Instituts Polaires français (Paul-Emile Victor, IPEV) et allemand (Alfred Wegener, AWI).

Avant de partir en hivernage, donc avant de partir pour une période de plus d’un an sur le terrain, nous avons un entretien avec des psychologues et des médecins pour s’assurer de notre santé physique et mentale. Les expériences passées en environnement isolé et en microcosme, comptent, bien évidemment, beaucoup dans la sélection des personnes qui partent hiverner en Antarctique et sur les îles subantarctiques.